LA PERCEPTION DU MAL. Chapt II.

Publié le par David de...


Je me réveille en sursaut et celui-ci me prend dans un vertige de nausées (Voir LA PEUR DU VIDE. Part I Prologue). Je reste immobile quelques minutes, les yeux fermés en attendant la fin de la marée.
La tempête dans mes tripes se dissipe tandis que ma cervelle bat comme un coeur essoufflé et cogne contre ma boîte crânienne. La sensation est à peine désagréable et paraît un soulagement après ce réveil nauséabond.
Je me redresse, chancelant quand même, et me dirige vers la salle de bains.
Je pose les mains sur le lavabo et redresse la tête: mon visage est livide, les cernes sous les yeux, noires comme de l'ébène.
Soudain, la terreur m'assaille au souvenir de ce cauchemar épouvantable qui m'a arraché de ma léthargie. Même à mon réveil, ce rêve parait si crédible que je cours jusqu'au bureau, le coeur battant à me faire exploser la poitrine.
Il est parfaitement en ordre et sans cadavre encombrant. La poussière s'accumule sur les ouvrages et le bureau depuis que je n'exerce plus : comment un fou pourrait en soigner d'autres ? de psychiatre respectable, me voici devenu le sujet de ma profession, victime d'un accident de parcours comme on dit, mais cette fois, jusqu'au précipice.
Par simple précaution, je caresse les deux coins du meuble à ma portée. Aucune aspérité ne vient freiner le mouvement de ma main. Mes doigts glissent jusqu'au bas de l'arrête sans découvrir la moindre bribe de chair ou de peau qui aurait pu la heurter.
Je retourne au bar qui sépare le coin cuisine du coin repas, la mine soulagée mais perplexe.
Je m'y accoude et regarde la bouteille de "Jack" qui trônait sur le zinc, en pensant à voix haute:
-Peut être tuerai-je un jour sous ton emprise et je ne m'en souviendrai même pas...

Le téléphone posé sur le bar se met à hurler, tintant de sa vieille cloche (j'adore la vieille sonnerie de téléphone) et fait vibrer toute la pièce. De torpeur, je passe à la terreur et le calme revient quand je fixe le téléphone. Je le laisse gémir encore, hésitant à décrocher.
Je me ravise et je tends le bras jusqu'au combiné. Le téléphone s'arrête brusquement de sonner. Ma main stoppe sa course et attend, en l'espoir d'une dernière semonce; l'appareil reste obstinément muet.
Je regarde l'écran du téléphone: le numéro est masqué. l'heure indiquée est 8:17.


Après celle du téléphone vient celle de la porte.Là aussi, j'hésite et me ravise. Mes jambes m'emportent jusqu'à la porte et je visse un oeil dans le judas.
C'est Viktor,un ancien patient,la vingtaine, déjà bien amochée. Je continue à lui prescrire sa médication (en plus de la mienne sur son ordonnance...) mais sans consultation. De toute façon, je ne l'écoutais plus vraiment.
J'entrouvre,il pousse et s'engouffre.
-Ton ordonnance est prête, Viktor.
-Bonjour, docteur. Je ne viens pas que pour çà: j'ai besoin de parler.
-Tu sais bien que j'ai fermé le cabinet pour quelques temps. Pas longtemps. Et là, je pourrais t'écouter.
J'ai besoin de me remettre d'un truc qui dure plus longtemps que prévu,d'ailleurs...
- Je croyais que c'était réglé?
-Il faut croire que non.
Je me rends compte, en même temps de le dire, que je me prends à parler de mes problèmes psychologiques à mon propre patient; le monde à l'envers!
Viktor me regarde les yeux ronds, noirs comme deux pleines lunes en négatif.
-Je ne te propose pas d'entrer, c'est déjà fait.Suis-moi dans mon bureau.
Nous y entrons et Viktor s'allonge sur le canapé 2 places en velours couleur vermeil, non prévu à cet effet pour éviter les clichés et surtout la caricature, les deux jambes dans le vide.
-J'ai vraiment besoin de...
-Pourquoi ne t'adresses-tu pas à un autre praticien? Je vais te recommander à un confrère...
-Mais je ne veux pas d'un autre médecin! C'est vous, mon médecin! Il n'y a que vous qui m'ayez compris. Nous sommes pareils!
-...Ok.Voilà ton ordonnance.Les 3 dernières lignes sont pour moi.N'oublies pas de me ramener çà rapidement. Bon,je t'écoute mais fais fissa.Moi aussi,j'ai besoin de mes petits comprimés.
-Alors voilà...


Viktor vient de partir. Je regarde l'heure mais je la vois comme un compte à rebours : Celui du retour de Viktor et de ma "médecine". Il est 9h 08.
Je l'ai écouté sans vraiment l'entendre et vice-versa. Pénitence bien légère pour qu'il obtempère et me rapporte sans tarder, ces petites pilules de l'oubli, si chères à "La femme piège" de Enki Bilal.

On frappe à la porte comme on oserait à peine caresser un animal qu'on craint. Ce n'est pas Viktor: il préfère sonner.
Je me lève en douceur et à pas feutrés, glisse jusqu'à l'entrée à la manière des chats.
J'approche mon œil le plus félin jusqu'au petit trou mesquin, pendu à lui comme Judas, pendu lui aussi.
C'est "Miss Machin" J'ai oublié son prénom comme elle a probablement oublié le mien. Elle a au moins mon nom inscrit sur la plaque. Mon prénom n'y figure pas. Ce n'est qu'un simple acronyme. Pourvu qu'elle ne m'appelle pas "Alain".
Elle se souvient où elle a passé la nuit. Et moi qu'elle en est sortie, pas plus fraîche que la veille.
Nous nous sommes rencontrés il y a deux nuits. Son mépris qu'elle me jetait au visage, malgré les ébats qui ont suivis, ce goût amer est resté au fond de ma gorge.
Elle frappe encore, mais un coup de moins, comme résignée.
J'ouvre quand même, toujours très lentement...comme si j'avais peur qu'elle jette un œil à l'intérieur. Et il serait perdu pour toujours. Je penche la tête vers l'ouverture.
Sa tête se penche aussi:
-On peut se parler une seconde, Armand?
-Oui, bien sûr.
Je m'engouffre dans l'embouchure, la porte collée au dos. Dommage qu'elle soit si belle: des cheveux courts très noirs font ressortir ses yeux d'un brun très clair. Mais ses jambes sculpturales m'ont poussé à la séduire. Malgré cette irrévérence à mon égard, je me suis obstiné. Et pas en vain.
-Je voulais te dire que je regrette d'avoir été si odieuse et...
Une seconde passe et...:
- Trop tard. Je m'en souviens et mon état d'esprit, ou plutôt, mon état tout court, n'est plus à la complaisance Tu ferais mieux de t'en aller..
Je recule brusquement jusqu'à ce que la porte m'avale. Elle me fixe ébahie, les lèvres ouvertes et les yeux aux limites des orbites, à l'instant où je referme la porte.
Je reste immobile, sans réaction. Le mépris ne se pardonne pas facilement et la vengeance est plus vive tiède. Elle se souvient tout de même de mon prénom...
Je regarde à nouveau dans l'œil "espion", hésitant à rouvrir, mais la blessure est encore là: Elle fixe toujours la porte, puis, baisse la tête et les yeux, tourne le dos à notre histoire et à la porte, comme si elle marchait sur un fil tendu dans le vide.
Je regarde ses jambes sculptées par ses escarpins, me fuir et ressens comme un malaise de l'avoir traitée ainsi puis me résigne à ne pas avoir d'état d'âme. Le respect doit être mutuel et elle a été loin de m'en témoigner avant de plonger dans mes draps. Elle reviendra. Ou peut être pas.
Il faut toujours se fier à sa première impression. Surtout si elle est mauvaise. Celle-ci prévient des moments déplaisants à l'avenir.
J'attends toujours Viktor qui aime se faire attendre à la manière des dames. C'est un grand sec, le crin noir et frisé comme la salade du même nom. De père proxénète et mère prostituée, il a été enlevé très tôt de la garde de ses parents., il a été jonglé de famille d'accueil plus ou moins tordus, va comprendre l'administation, depuis l'âge de je ne sais plus.
Depuis cette enfance, qui fait oublier le mot "souvenir", il est passé par tous les caps: de trafic de drogue à toxico; de la prison à la prostitution; jusqu'à moi, mes consultations et mes prescriptions. Un centre de désintoxication l'a dirigé vers mon cabinet pour son suivi et sa réinsertion dans une vie sociale moins sordide et plus conventionnelle.
Sa souffrance est sans commune mesure avec la mienne, qui paraît bien futile.Mais sa douleur, qu'il n'exprime jamais et qui se manifeste plutôt de façon brutale, me rend plus proche de lui que de n'importe qui.

Il est déjà 9h48 et Viktor se fait de plus en plus désirer. Je commence peu à peu à m'inquiéter, sachant que ses connaissances du passé, son ancien souteneur et ses compagnons de la seringue, peuvent encore le rattraper.
Pis, l'angoisse s'immisce et me tord les entrailles, dû au manque que ces drogues licites, bien qu'à base d'opiacées, peuvent provoquer.
Je retourne au salon après que "Miss Truc" (ou "Machin") ait quitté le palier.
9h50. A cet instant, la sonnette me rappelle à la porte.
- Viktor, enfin! Pourquoi as-tu mis tant de temps?
- La pharmacie du coin de la rue était exceptionnellement fermée pour cause de funérailles. J'ai dû en trouver une autre, et pas qu'un peu plus loin.
Je l'invite à me suivre au "boudoir" et lui fait mine de s'asseoir. Il ouvre délicatement le sac et me tend les 3 boîtes que j'avais ajoutées à son ordonnance.
- Pose-les sur la table. Çà te dit un petit "caucasien"? lui demande-je.
- Qu'est ce que c'est ?
- C'est un cocktail composé de vodka, d'un soupçon de liqueur de café et d'une lampée de lait. Beaucoup mieux qu'un café tout court, à 10 h du matin.
- Je veux bien essayer, me dit-il avec un sourire.
Je me redresse, m'approche de la desserte et prépare deux verres. J'en pose un sur la table et tend l'autre à Viktor:
- Glaçons? Il hoche la tête et je cours à la cuisine car mes mains tremblent déjà.
Je laisse glisser les cubes de glace dans les verres et toujours debout, j'ouvre un tube de Lexomil, en extrait quatre comprimés et m'enfonce enfin dans le sofa.
Le verre dans une main et les pilules dans l'autre, elles se succèdent à ma bouche.Viktor me regarde, à la fois complice et curieux, en plissant un peu les yeux, tout en mimant le même rituel.
- Vous l'aimiez n'est-ce pas? me demande t-il.
- De qui tu parles?
- De la fille que j'ai vu hier soir. Elle était belle...
- Tu étais là hier soir? Viktor ne répond pas, se lève pour chercher la bouteille de vodka et revient la poser sur la table, près du bac à glaçons.
Le ventre vide permet au cocktail explosif de s'emparer rapidement de ma conscience. Encore un verre, puis un autre. Viktor semble s'assoupir en même temps qu'elle. Le choc de nos verres se fait de plus en assourdissant.

A cet instant, "Mister Hide" est le seul pilote à bord. Ou peut être même, le Diable en personne...

Suite: LA PEUR DU VIDE. Part II Chapitre II


David de...